Résumé
La
pédomorphose facultative est un polyphénisme
qui a d'importantes implications évolutives
en favorisant la différentiation morphologique
et le changement d'habitat. Il se rencontre chez de
nombreuses espèces d'urodèles à
travers le monde. Plusieurs hypothèses ont
été proposées pour expliquer
son occurrence dans une grande gamme d'habitats, laissant
suggérer une implication multi-factorielle.
Le processus mène à la coexistence de
deux formes développementales dans les populations
naturelles : d'une part les pédomorphes, attaignant
la maturité sexuelle tout en conservant une
morphologie somatique larvaire et, d'autre part, les
métamorphes, pleinement métamorphosés.
Le processus pédomorphique par lequel le développement
des organes somatiques et reproducteurs est déplacé
entre des individus apparentés est supposé
contribuer de manière significative aux processus
macro-évolutifs. En effet, cela implique de
grandes variations phénotypiques sans changement
génétique profond. Une manière
de valider ces hétérochronies est de
montrer leur valeur adaptative au stade micro-évolutif.
L'objectif de cette thèse de doctorat est dès
lors de déterminer les avantages gagnés
par un individu qui adopte une voie de développement
pédomorphique plutôt que métamorphique.
A cette fin, cinq thèmes principaux ont été
explorés : l'habitat et la biogéographie,
le partage des ressource, les structures d'âge
et de taille, la compatibilité sexuelle et
l'effet de facteurs environnementaux.
Les caractéristiques écologiques et
éthologiques de plusieurs populations mixtes,
c'est-à-dire composées d'individus pédomorphiques
et métamorphiques, du triton alpestre Triturus
alpestris (Amphibia, Salamandridae) ont été
étudiées de 1997 à 2000. Ces
populations sont situées en France, Italie
et Grèce.
Chez le triton alpestre, les habitats occupés
par des populations dimorphiques sont très
variables. Il peut s'agir de profonds lacs d'altitude,
mais aussi de mares peu profondes, parfois temporaires,
situées à basse altitude. Divers types
de milieux terrestres bordent ces différents
sites de reproduction. Ainsi, il n'est pas possible
d'identifier des environnements types qui pourraient
expliquer le maintien du polymorphisme dans les populations
naturelles. Le seul point commun de ces populations
pédomorphiques est d'être situées
au sud de l'aire de répartition de l'espèce
(sud-est de la France, Italie et péninsule
balkanique). Une telle restriction géographique
suggère que la pédomorphose a une base
génétique en permettant l'expression.
Elle est due aux colonisations Holocènes depuis
les refuges Pléistocènes. La pédomorphose
a pu apparaître au sein de ces refuges durant
les dernières glaciations. Toutefois, tant
que la phylogénie du groupe ne sera pas mieux
comprise, il n'est pas possible de rejeter l'hypothèse
d'une origine plus ancienne.
Les
deux formes occupent différemment leur habitat
et ont des habitudes alimentaires contrastées.
Ces différences sont particulièrement
marquées dans des lacs alpins profonds où
les pédomorphes occupent des eaux profondes
dépourvues de compétiteurs et prédateurs,
tels des poissons. Dans ces milieux, les pédomorphes
sont particulièrement abondants au sein de
la colonne d'eau et sur le fond tandis que les métamorphes
sont davantage cantonnés en périphérie,
à la surface de l'eau ou le long des rives.
Les pédomorphes ingèrent principalement
du plancton; les métamorphes, des proies terrestres,
tombées dans l'eau. Quoique ces particularités
alimentaires dépendent de l'habitat des tritons
- le plancton étant plus abondant dans la colonne
d'eau et les invertébrés exogènes
à la surface des points d'eau - le spectre
trophique au sein de chaque micro-habitat diffère
également. Les contenus énergétiques
des proies consommées par les deux formes sont
fort différents. Cependant, en ingérant
une grande quantité de petits organismes planctoniques,
les pédomorphes ont de similaires voire supérieurs
apports énergétiques que les métamorphes.
Leur plus grande condition corporelle montre aussi
qu'ils ont un succès à long terme plus
important que celui des métamorphes. Cette
variation de condition peut venir du régime
alimentaire mais aussi du mode de vie terrestre des
métamorphes. Au sein des populations métamorphiques,
les juvéniles quittent l'eau et évitent
ainsi d'entrer en compétition avec les adultes
reproducteurs et les larves. Mais dans les populations
pédomorphiques, plusieurs cohortes de larves
coexistent. Leur compétition est réduite
par une prédation des proies selon leur taille.
Les petites larves consomment des proies plus petites
que celles choisies par les plus grandes larves. Quoique
ce régime soit en partie dû à
une limitation causée par l'ouverture de la
bouche, les larves sélectionnent aussi spécifiquement
des proies parmi des petites proies capturables. Le
partage des ressources favorise ainsi la coexistence
des deux formes adultes mais aussi de leurs descendants
branchiés avec lesquels ils cohabitent.
Les deux formes diffèrent également
par leur performance prédatrice. Tandis que
les pédomorphes capturent avec davantage de
succès les daphnies que les métamorphes,
ces derniers sont davantage performants dans la capture
de grands invertébrés terrestres
(mouches). Ces différences de performances
trophiques sont causées par les particularités
morphologiques des deux formes. En effet, les pédomorphes
ont un appareil de prise de nourriture de type poisson
avec un flux d'eau unidirectionnel, lequel passe à
travers la cavité buccale avant d'être
expulsé vers l'arrière à travers
les fentes branchiales. Quoique la structure métamorphique
produise une basse performance de succion, sa grande
taille permet de capturer des proies plus volumineuses.
Les mesures de succès de capture confirment
les données obtenues dans les populations naturelles.
En effet, les deux formes consommaient surtout les
proies pour lesquelles elles étaient les plus
performantes. L'utilisation de micro-habitats particuliers
est aussi en accord avec les modèles d'optimalité
prédisant la prédation dans des milieux
favorables.
La pédomorphose peut être produite par
deux processus chez le triton alpestre : la néoténie
et la progenèse. Ainsi dans certaines populations
les deux formes atteignent la maturité sexuelle
au même âge (néoténie),
mais dans d'autres, les pédomorphes se reproduisent
à un plus jeune âge (progenèse).
La progenèse se rencontre dans des habitats
instables. L'assèchement des points d'eau élimine
la possibilité de maturité tardive,
typique d'une voie développementale néoténique.
D'un autre côté, la maturité sexuelle
précoce favorise la colonisation rapide de
nouveaux habitats suite à un haut taux intrinsèque
d'augmentation naturelle. La néoténie
est typique dans les milieux permanents et ne permettant
pas une croissance rapide. En renonçant à
la métamorphose, les larves évitent
aussi le coût d'un changement de structure.
La pédomorphose progénétique
apparaît ainsi comme un trait majeur pouvant
être sélectionné par l'avantage
d'une maturité précoce.
Les deux formes sont sexuellement compatibles. Ainsi,
les métamorphes peuvent "échanger"
leurs gènes avec les pédomorphes à
chaque génération. Cependant, les caractères
sexuels secondaires des deux formes sont fort différents.
Les femelles ne montrent toutefois pas de préférence
pour ces caractères épigamiques. L'absence
d'isolement sexuel entre les formes ne supporte pas
les hypothèses de spéciation sympatrique.
Le maintien du polymorphisme présente plus
d'avantages que la formation de deux espèces
isolées. En effet, chez le triton alpestre,
la pédomorphose se rencontre dans des habitats
aquatiques qui peuvent s'assécher complètement.
Dans de tels habitats, le maintien de la pédomorphose
facultative est seulement permis par les métamorphes
qui ont des gènes permettant l'expression phénotypique
pédomorphique, mais sans toutefois les exprimer.
En cas d'isolement sexuel entre les formes, le moindre
assèchement mènerait à l'extinction
totale du phénomène.
L'environnement pouvant modifier la voie de développement
pédomorphique, la pédomorphose chez
le triton alpestre peut être considérée
comme un polyphénisme. En effet, le manque
d'eau ou de nourriture peut induire les pédomorphes
à entreprendre une métamorphose. Le
marquage individuel de pédomorphes dans une
population naturelle montre que le changement ontogénétique
peut aussi avoir lieu dans le milieu naturel. Cependant,
la densité et la diminution du niveau d'eau
ne semblent pas avoir d'effet sur la métamorphose
des pédomorphes de la population étudiée.
Quand une possibilité de migration terrestre
est laissée aux pédomorphes, ceux-ci
empruntent la voie terrestre pour rejoindre un milieu
aquatique proche. En étant capable de migrer
sur terre en direction d'eaux permanentes, ils conservent
leur structure trophique favorable dans des micro-habitats
où le plancton est abondant.