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Avantages sélectifs d'un phenotype hétérochronique. Eco-éthologie des populations pédomorphiques du triton alpestre, Triturus alpestris (Amphibia, Caudata) (in French)

Denoël, M.
Cah. Ethol. 21: 327 pages.

ISBN: 2-9600363-0-1

 

Résumé

La pédomorphose facultative est un polyphénisme qui a d'importantes implications évolutives en favorisant la différentiation morphologique et le changement d'habitat. Il se rencontre chez de nombreuses espèces d'urodèles à travers le monde. Plusieurs hypothèses ont été proposées pour expliquer son occurrence dans une grande gamme d'habitats, laissant suggérer une implication multi-factorielle. Le processus mène à la coexistence de deux formes développementales dans les populations naturelles : d'une part les pédomorphes, attaignant la maturité sexuelle tout en conservant une morphologie somatique larvaire et, d'autre part, les métamorphes, pleinement métamorphosés. Le processus pédomorphique par lequel le développement des organes somatiques et reproducteurs est déplacé entre des individus apparentés est supposé contribuer de manière significative aux processus macro-évolutifs. En effet, cela implique de grandes variations phénotypiques sans changement génétique profond. Une manière de valider ces hétérochronies est de montrer leur valeur adaptative au stade micro-évolutif. L'objectif de cette thèse de doctorat est dès lors de déterminer les avantages gagnés par un individu qui adopte une voie de développement pédomorphique plutôt que métamorphique. A cette fin, cinq thèmes principaux ont été explorés : l'habitat et la biogéographie, le partage des ressource, les structures d'âge et de taille, la compatibilité sexuelle et l'effet de facteurs environnementaux.

Les caractéristiques écologiques et éthologiques de plusieurs populations mixtes, c'est-à-dire composées d'individus pédomorphiques et métamorphiques, du triton alpestre Triturus alpestris (Amphibia, Salamandridae) ont été étudiées de 1997 à 2000. Ces populations sont situées en France, Italie et Grèce.

 

Chez le triton alpestre, les habitats occupés par des populations dimorphiques sont très variables. Il peut s'agir de profonds lacs d'altitude, mais aussi de mares peu profondes, parfois temporaires, situées à basse altitude. Divers types de milieux terrestres bordent ces différents sites de reproduction. Ainsi, il n'est pas possible d'identifier des environnements types qui pourraient expliquer le maintien du polymorphisme dans les populations naturelles. Le seul point commun de ces populations pédomorphiques est d'être situées au sud de l'aire de répartition de l'espèce (sud-est de la France, Italie et péninsule balkanique). Une telle restriction géographique suggère que la pédomorphose a une base génétique en permettant l'expression. Elle est due aux colonisations Holocènes depuis les refuges Pléistocènes. La pédomorphose a pu apparaître au sein de ces refuges durant les dernières glaciations. Toutefois, tant que la phylogénie du groupe ne sera pas mieux comprise, il n'est pas possible de rejeter l'hypothèse d'une origine plus ancienne.

 

Les deux formes occupent différemment leur habitat et ont des habitudes alimentaires contrastées. Ces différences sont particulièrement marquées dans des lacs alpins profonds où les pédomorphes occupent des eaux profondes dépourvues de compétiteurs et prédateurs, tels des poissons. Dans ces milieux, les pédomorphes sont particulièrement abondants au sein de la colonne d'eau et sur le fond tandis que les métamorphes sont davantage cantonnés en périphérie, à la surface de l'eau ou le long des rives. Les pédomorphes ingèrent principalement du plancton; les métamorphes, des proies terrestres, tombées dans l'eau. Quoique ces particularités alimentaires dépendent de l'habitat des tritons - le plancton étant plus abondant dans la colonne d'eau et les invertébrés exogènes à la surface des points d'eau - le spectre trophique au sein de chaque micro-habitat diffère également. Les contenus énergétiques des proies consommées par les deux formes sont fort différents. Cependant, en ingérant une grande quantité de petits organismes planctoniques, les pédomorphes ont de similaires voire supérieurs apports énergétiques que les métamorphes. Leur plus grande condition corporelle montre aussi qu'ils ont un succès à long terme plus important que celui des métamorphes. Cette variation de condition peut venir du régime alimentaire mais aussi du mode de vie terrestre des métamorphes. Au sein des populations métamorphiques, les juvéniles quittent l'eau et évitent ainsi d'entrer en compétition avec les adultes reproducteurs et les larves. Mais dans les populations pédomorphiques, plusieurs cohortes de larves coexistent. Leur compétition est réduite par une prédation des proies selon leur taille. Les petites larves consomment des proies plus petites que celles choisies par les plus grandes larves. Quoique ce régime soit en partie dû à une limitation causée par l'ouverture de la bouche, les larves sélectionnent aussi spécifiquement des proies parmi des petites proies capturables. Le partage des ressources favorise ainsi la coexistence des deux formes adultes mais aussi de leurs descendants branchiés avec lesquels ils cohabitent.

 

Les deux formes diffèrent également par leur performance prédatrice. Tandis que les pédomorphes capturent avec davantage de succès les daphnies que les métamorphes, ces derniers sont davantage performants dans la capture de grands invertébrés terrestres (mouches). Ces différences de performances trophiques sont causées par les particularités morphologiques des deux formes. En effet, les pédomorphes ont un appareil de prise de nourriture de type poisson avec un flux d'eau unidirectionnel, lequel passe à travers la cavité buccale avant d'être expulsé vers l'arrière à travers les fentes branchiales. Quoique la structure métamorphique produise une basse performance de succion, sa grande taille permet de capturer des proies plus volumineuses. Les mesures de succès de capture confirment les données obtenues dans les populations naturelles. En effet, les deux formes consommaient surtout les proies pour lesquelles elles étaient les plus performantes. L'utilisation de micro-habitats particuliers est aussi en accord avec les modèles d'optimalité prédisant la prédation dans des milieux favorables.

 

La pédomorphose peut être produite par deux processus chez le triton alpestre : la néoténie et la progenèse. Ainsi dans certaines populations les deux formes atteignent la maturité sexuelle au même âge (néoténie), mais dans d'autres, les pédomorphes se reproduisent à un plus jeune âge (progenèse). La progenèse se rencontre dans des habitats instables. L'assèchement des points d'eau élimine la possibilité de maturité tardive, typique d'une voie développementale néoténique. D'un autre côté, la maturité sexuelle précoce favorise la colonisation rapide de nouveaux habitats suite à un haut taux intrinsèque d'augmentation naturelle. La néoténie est typique dans les milieux permanents et ne permettant pas une croissance rapide. En renonçant à la métamorphose, les larves évitent aussi le coût d'un changement de structure. La pédomorphose progénétique apparaît ainsi comme un trait majeur pouvant être sélectionné par l'avantage d'une maturité précoce.

 

Les deux formes sont sexuellement compatibles. Ainsi, les métamorphes peuvent "échanger" leurs gènes avec les pédomorphes à chaque génération. Cependant, les caractères sexuels secondaires des deux formes sont fort différents. Les femelles ne montrent toutefois pas de préférence pour ces caractères épigamiques. L'absence d'isolement sexuel entre les formes ne supporte pas les hypothèses de spéciation sympatrique. Le maintien du polymorphisme présente plus d'avantages que la formation de deux espèces isolées. En effet, chez le triton alpestre, la pédomorphose se rencontre dans des habitats aquatiques qui peuvent s'assécher complètement. Dans de tels habitats, le maintien de la pédomorphose facultative est seulement permis par les métamorphes qui ont des gènes permettant l'expression phénotypique pédomorphique, mais sans toutefois les exprimer. En cas d'isolement sexuel entre les formes, le moindre assèchement mènerait à l'extinction totale du phénomène.

 

L'environnement pouvant modifier la voie de développement pédomorphique, la pédomorphose chez le triton alpestre peut être considérée comme un polyphénisme. En effet, le manque d'eau ou de nourriture peut induire les pédomorphes à entreprendre une métamorphose. Le marquage individuel de pédomorphes dans une population naturelle montre que le changement ontogénétique peut aussi avoir lieu dans le milieu naturel. Cependant, la densité et la diminution du niveau d'eau ne semblent pas avoir d'effet sur la métamorphose des pédomorphes de la population étudiée. Quand une possibilité de migration terrestre est laissée aux pédomorphes, ceux-ci empruntent la voie terrestre pour rejoindre un milieu aquatique proche. En étant capable de migrer sur terre en direction d'eaux permanentes, ils conservent leur structure trophique favorable dans des micro-habitats où le plancton est abondant.

 

La pédomorphose facultative chez le triton alpestre permet aux populations de faire face à la variabilité de l'environnement. Selon les habitats, le processus est adaptatif en permettant une maturité précoce ou une utilisation plus ample des ressources dans des environnements spatialement hétérogènes. Il n'est donc pas étonnant que la pédomorphose ait pu évoluer dans des milieux aussi contrastés que des mares temporaires de basse altitude et des lacs alpins profonds. Dans ces milieux, la pédomorphose apparaît comme étant la meilleure solution aussi longtemps que les pressions biotiques (prédation par des poissons) sont levées. Les introductions généralisées de poissons à travers l'Europe constituent donc un problème majeur, ayant déjà entraîné l'extinction de plusieurs populations pédomorphiques. Si cette tendance n'est pas arrêtée rapidement, la pédomorphose chez le triton alpestre, mais aussi chez d'autres espèces, finira par appartenir au passé.

 

 

Mots-clés Hétérochronie - Pédomorphose - Polymorphisme - Polyphénisme - Plasticité phenotypique - Métamorphose - Evolution - Ecologie - Adaptation - Habitat - Biogeographie - Régime alimentaire - Utlisation des micro-habitats - Trais d'histoire de vie - Structure d'âge - Croissance - Densité - Assèchement - Migration - Comportement de cour - Sélection sexuelle - Dimorphisme sexuel - Triturus alpestris

 

Cahiers d'Ethologie



[Université de Liège] [Faculté des Sciences] [Unité de Biologie du Comportement] [asbl FERN ]